Stéphane Hirschi
stephane.hirschi@univ-valenciennes.fr
Abstract
Si l’on associe souvent la figure de l’auteur-compositeur-interprète à la fameuse trilogie masculine Ferré, Brassens, Brel, on laisse du coup dans l’ombre deux de leurs contemporaines féminines qui ont elles aussi donné ses lettres de noblesse à la fonction d’ACI : Barbara et Anne Sylvestre. Outre cette féminité, elles se distinguent aussi par une longévité supérieure. Quand Brel ou Brassens disparaissent vers 1980, Barbara enregistre jusqu’en 1996, et Anne Sylvestre vient encore de sortir un nouvel album au printemps 2013.
Il sera donc intéressant d’observer l’évolution artistique de ces deux créatrices, l’une en plus de 40 ans de carrière, et l’autre en presque 60 ans – depuis 1957 ! On tentera donc, selon une démarche cantologique (analyse de la chanson dans sa globalité : texte, musique et interprétation), de préciser les continuités et les évolutions dans le parcours de chacune de ces deux créatrices, depuis une esthétique née dans les cabarets de la Rive Gauche pour l’une et l’autre, jusqu’aux grandes scènes des années 1980 et un statut de Diva pour Barbara, et, pour Anne Sylvestre, l’affirmation d’une théâtralité assumée, selon un parcours qui a conscience de dessiner une œuvre classique.
Les débuts
De la même génération que Jacques Brel né en 1929, Monique Serf dite Barbara est née en 1930 et Anne-Marie Beugras dite Anne Sylvestre est née en 1934. Barbara commence une carrière d’interprète en Belgique dès 1951, puis à Paris à partir de 1956. Anne Sylvestre fait ses débuts au cabaret parisien La Colombe en 1957.
Premiers succès pour Barbara dès 1958 (la « chanteuse de minuit » à l’Écluse) : premier passage TV en 58 et premier disque en 1959, essentiellement de reprises de chansons d’hommes (Brel, Brassens ou Fragson en particulier) mais avec déjà deux créations en tant qu’ACI : « J’ai tué l’amour » et « J’ai troqué ». S’y manifestent déjà des sinuosités mélodiques mais dans un registre encore très codé par l’héritage de la chanson dite « réaliste » et de sa tradition des filles de joie. Même si l’écriture de Barbara déploie déjà des amorces de volutes et de répétitions qui seront l’une de ses caractéristiques en tant que parolière, l’inspiration de Piaf est ainsi patente dans « J’ai tué l’amour », aussi bien dans un lexique populaire (« si j’en crève »), que dans un enrouement et une nasalisation dont Barbara saura se déprendre dans ses interprétations ultérieures :
J’ai tué l’amour
Parce que j’avais peur
Peur que lui n’me tue
A grands coups d’bonheur
J’ai tué l’amour
J’ai tué mes rêves
Tant pis si j’en crève
Sa voix sera en effet sa première marque de fabrique, comme en témoigne l’ordre de ses premiers albums, Barbara chante Brassens en 1960, précédant Barbara chante Brel en 1961, avant enfin un Barbara chante Barbara en 1964. C’est dans ce disque qu’apparaît la chanson « Pierre », où se déploie toute l’originalité de sa sensualité de l’intime, entre art de la confidence et du murmure et frôlement de la caresse vocale. La chanson me semble caractéristique d’une nouvelle esthétique à la fois discrète et impudique, entre nudité du chant et non dits des paroles : dans les « à fleur de peau » de cette chanson, dans le méandre de ses « lalala », le prosaïque du quotidien qu’accompagnent les feulements non moins sensuels du saxophone de Michel Portal dans la version originale, n’en révèlent pas moins, justement dans une discrétion subtile, au sein d’un récit d’attente douce, la montée inexorable d’un plaisir, de nature sexuelle quoiqu’implicite, parallèle à divers écoulements liquides :
Sur les jardins alanguis,
Sur les roses de la nuit
Il pleut des larmes de pluie, il pleut.
Et j’entends le clapotis
Du bassin qui se remplit.
Oh mon Dieu, que c’est joli, la pluie !
Des notations discrètes, touches impressionnistes, ponctuent cette sensualisation de l’attente de l’homme aimé, Pierre : « un cri » d’oiseau, l’image d’une approche :
Que c’est beau cette pénombre,
Le ciel et le feu et l’ombre
Qui se glisse jusqu’à moi sans bruit !
Ensuite s’énonce une sensation à connotation de plus en plus sexuelle, jusqu’à un cri quasi orgastique prolongé par le frémissement d’un suave fredonnement complètement relâché:
Une odeur de foin coupé
Monte de la terre mouillée.
Une auto descend l’allée.
C’est lui!
La la la…
Mon Pierre.
La la la…
Le plaisir exprimé indirectement par la chanson s’avère d’autant plus intense qu’il reste voilé, métaphorique, c’est-à-dire profondément érotique. L’économie de moyens pratiquée par Barbara peut être caractérisée comme un art du faire sentir, par le sertissage des mots et de la musique bien sûr, mais aussi et peut-être surtout par leurs trous, par les fêlures que la chanteuse, en toute impudeur, laisse poindre, laisse frôler, ouvrant un nouveau champ au lyrisme contemporain.
Pendant ce temps, après des débuts au cabaret parisien La Colombe, dès 1957, Anne Sylvestre enregistrait en 1959 son premier disque, où figuraient « Porteuse d’eau » :
La terre colle à mes sabots
Ne saurais m´en défaire
Le ciel me pèse sur le dos
J´ai pleuré les rivières
J´ai sangloté tant de ruisseaux
Mes doigts sont rivés à mon seau
Porteuse d´eau
Pour ma vie toute entière
et « Maryvonne » :
Pleure, pleure, Maryvonne
Ton ami, je te l´ai pris
Ça n’a étonné personne
Le village en a bien ri
[…]
Tu peux me traiter de garce
Je ne crains pas l’adjectif
Je ne te l´ai pris que parce
Qu’il était décoratif
Si j’en juge ses grimaces
Je l’ai bien entortillé
Que crois-tu donc que j’en fasse ?
Ne suis pas fille à marier ?
Ces deux chansons manifestaient déjà deux tonalités de l’œuvre à venir, la rosserie et la veine mélancolique, au service de portraits tenant les deux bouts d’une caractérisation bien incarnée et d’une potentielle universalisation – en tant que vie de femmes, tout simplement. Avec sa versification rigoureuse (et néanmoins inventive comme lorsqu’elle fait rimer, dans « Maryvonne », « garce » avec « parce que » créant ainsi un rejet savoureux), à laquelle s’ajoutait la géographie rurale de ce non-conformisme revendiqué et son accompagnement à la guitare, il n’en fallut pas plus pour que des journalistes en mal d’étiquettes réductrices (et, qui plus est, misogynes) l’affublent du sobriquet de « Brassens en jupons », qu’on a continué à lui attribuer malgré elle des années plus tard, alors que sa notoriété égalait celle de son aîné. Également qualifiée de « Duchesse en sabots » pour ses décors champêtres et symboliques, Anne Sylvestre s’en libéra par l’humour, dès 1967 avec l’ironie de « Mes sabots de bois » (« J’les mets-y ou j’les mets-y pas ») et définitivement dans « Les Pierres dans mon jardin » (1974) :
Mais la duchesse
De ses sabots elle a soupé
Partout où elle posait ses fesses
On voyait de l’herbe pousser
C’est à ce décor symbolique que se rattachèrent nombre de ses premiers succès. Pourtant, derrière cette intemporalité en forme d’écran, Anne Sylvestre s’inscrivait déjà manifestement dans son époque. Ainsi, dans « Mon mari est parti », le départ pour la guerre du mari ne pouvait être dissocié, malgré l’apparent décor folklorique, de la référence aux conscrits partant pour combattre en Algérie.
Deux formes de succès
On voit donc d’emblée se dessiner deux courants d’inspiration distincts : chez Anne Sylvestre, le classicisme d’un dialogue entre des personnages et la société sur des mélodies fluides et selon des phrasés réguliers ; et chez Barbara, une inspiration aux tonalités intimes, qu’il s’agisse de narrations d’allure autobiographique, ou de déclinaisons d’images et de sentiments aux chatoiements complexes, tirant autant leur force d’émotions connotées que des grands ambitus dynamiques de la voix de la chanteuse. Parmi ses nombreux succès des années 1960 et 70, deux chansons peuvent résumer cet art particulier de l’intime exhibé : « Nantes » et « L’aigle noir ». Point n’était besoin d’explication biographique pour qu’agisse sur de très nombreux auditeurs leur charme, mélancolique pour l’une, mystérieux et vénéneux pour l’autre. Deux figures se dégagent des deux œuvres : d’abord celle du père mort dans « Nantes », pour un ultime rendez-vous manqué :
Voilà, tu la connais l’histoire
Il était revenu un soir
Et ce fut son dernier voyage
Et ce fut son dernier rivage
Il voulait avant de mourir
Se réchauffer à mon sourire
Mais il mourut à la nuit même
Sans un adieu, sans un “je t’aime”
Puis celle d’un initiateur fascinant jusqu’à l’envoûtement, royal et rapace, dont la chanteuse répète le souvenir sous forme d’un rêve ressassé à l’envi, avec d’infimes variations :
Un beau jour, ou était-ce une nuit,
Près d’un lac, je m’étais endormie,
Quand soudain, semblant crever le ciel,
Et venant de nulle part,
Surgit un aigle noir,
Un beau jour, une nuit,
Près d’un lac, endormie,
Quand soudain,
Surgissant de nulle part,
Il surgit, l’aigle noir…
Un beau jour, une nuit,
Près d’un lac, endormie,
Quand soudain,
Il venait de nulle part,
Il surgit, l’aigle noir…
Le style des deux chansons est très différent – confidence discrète sur fond de pluie lancinante pour la première, accompagnée du seul piano de la chanteuse ; flamboyance emphatique, soutenue par un grand orchestre, une section rythmique et des chœurs pour « L’aigle noir », où la mélodie est construite selon une succession de cadences à dominantes avec cadence rompue et modulation mineure pour ensuite reprendre à partir de la sensible la même cadence un ton au dessus – modulation mineure qui apporte un effet de perpétuelle suspension, de la dynamique et du sens… Pourtant, un fil les relie, cette figure qui n’est nommée que dans « Nantes » mais que caractérise exactement la même phrase dans les deux chansons :
Depuis qu’il s’en était allé
Longtemps je l’avais espéré
Ce vagabond, ce disparu
Voilà qu’il m’était revenu (« Nantes »)
C’est alors que je l’ai reconnu,
Surgissant du passé,
Il m’était revenu (« L’Aigle noir »)
Père reconnu et désigné par « Nantes », figure fantasmatique mais reconnue dans L’aigle noir, mais deux fois « revenu » donc perdu auparavant pour la chanteuse : le canevas familial suggère donc, sans toutes les désigner, des parts de deuil mais aussi d’ombre, auxquelles Barbara ne cesse de se référer sans pour autant vouloir les préciser. Là réside l’une de ses forces : tourner autour d’une émotion, la circonscrire et tenter de la sublimer par les volutes de son chant et l’incantation de ses répétitions, tant mélodiques que textuelles – figure d’une écriture en boucle dans « Nantes », et en ressassement infini (avec répétition marquante du verbe « surgir ») après l’incandescence de deux crescendos dans « L’aigle noir ». Peu importe donc à l’efficacité des deux chansons, et de l’œuvre de Barbara en général, qu’on entende in fine dans cette fascination morbide un écho du traumatisme réel que la chanteuse a raconté dans ses mémoires posthumes, parues en 1997 : un viol répété par son père alors qu’elle avait dix ans. Car la figure de l’inceste, qu’on devine au cœur des deux chansons quand on connaît l’information biographique, est en fait complètement sublimée par le chant résiliant d’une amoureuse de la vie, de ses flammes et ses brûlures, au point de faire partager cette fascination à son public toujours plus nombreux et simplement sensible à un mystère envoûtant – indépendamment d’un fait biographique qu’ignoraient alors les auditeurs de Barbara.
Car l’art de Barbara consiste en ce semis de connotations qui transfigure ses propres plaies pour faire fleurir des partages. Le père, à la fin de « Nantes », est ainsi enterré :
Au chemin qui longe la mer
Couché dans le jardin de pierres
La géographie fantasmatique réunit alors le père et la mer en une « couche » de réconciliation, dépassant le drame familial vécu par la chanteuse, traumatisée puis abandonnée par le père, et instaure du coup une nouvelle potentialité amoureuse, pour ses parents symboliquement réunis comme pour elle-même, puisque ce « jardin de pierres » rime étonnamment avec l’érotique bucolique du jardin où sa voix chantait l’attente de Pierre dans la chanson éponyme… Jeu de suggestions, sans doute inconsciente, mais dont le réseau foisonnant inscrit les chansons de Barbara en résonance de l’imaginaire de ses auditeurs… Telle est sans doute la clé de l’esthétique proposée par la chanteuse : un faisceau de connotations, de frôlements d’émotions, souvent ancrées dans des images archaïques, et déroulées par la voix ensorcelante d’une chanteuse elle-même habitée par ces affleurements d’intime qu’elle découvre et révèle, tant en elle qu’en autrui – selon la dynamique du lyrisme le plus authentique.
Moins flamboyante, Anne Sylvestre n’en porte pas moins des fêlures biographiques, mais son classicisme exigeant s’ingéniera longtemps à les masquer, se contentant d’impliquer ses cris dans l’élan de causes plus larges que les siennes propres, les déplaçant souvent sous forme d’expressions de résistance à tout ce qui rabaisse, entaille ou entame l’humain en nous. Ainsi, en 1970, « Abel, Caïn, mon fils » et « Des fleurs pour Gabrielle » inscrivaient leur récit en pleine actualité : le suicide d’une enseignante poursuivie pour « détournement de mineur » et une évocation directe de la contraception, voire du droit à l’avortement :
À défaut de la bombe
D’autres moyens me sont offerts […]
Mon fils pour ne jamais te faire
Entre féminisme et empathie pour ces enfants soumis aux tourmentes d’un monde où ils n’étaient pas attendus, Anne Sylvestre a ainsi scandé son œuvre de chansons étendards : « Douce maison », traitant avec pudeur le sujet des femmes violées ; « Non, tu n’as pas de nom » revendiquant simplement, en 1973, et sans stigmatisation, le droit à l’avortement, et servant d’ailleurs de fanion à toute une génération de femmes en combat pour la légalisation de ce droit avant la loi Veil de 1975 sur l’IVG :
Non, non tu n’as pas de nom
Non tu n’as pas d’existence
Tu n’es que ce qu’on en pense
Non, non tu n’as pas de nom
A supposer que tu vives
Tu n’es rien sans ta captive
Mais as-tu plus d’importance
Plus de poids qu’une semence ?
Oh, ce n’est pas une fête
C’est plutôt une défaite
Mais c’est la mienne et j’estime
Qu’il y a bien deux victimes
Car, malgré le titre boutade de sa « Chanson dégagée », Anne Sylvestre revendique pleinement la volonté de défendre jusqu’au bout ses idées :
Je fais un métier qui est peut-être un luxe, de divertissement, mais si je n’avais pas conscience d’être utile à quelque chose, ce ne serait pas la peine que je le fasse. […] Je ne milite pas, j’essaie simplement de comprendre les choses et de les faire comprendre.[1]
Ce qui s’avère la définition même de son classicisme : un équilibre entre l’émotion et la raison. Classique donc, mais en incessant renouvellement, l’œuvre d’Anne Sylvestre atteint ainsi la maturité, en multipliant les réussites et ses propres facettes : autodérision avec « Les Pierres dans mon jardin » (1974), humour direct avec « Lettre ouverte à Élise » (1974), demi-teintes tendres-salées dans sa façon d’évoquer les thèmes du féminisme, le rapport à la vie. Symbole de cet épanouissement, une chanson-fleuve de plus de 7 minutes, hommage à toutes les mères, de la sienne à chacune, « Une sorcière comme les autres » (1975) :
Et c’est la moche ou la belle
Fille de brume ou de plein ciel
Et c’est ma mère ou la vôtre
Une sorcière comme les autres
Une telle chanson réunit sans les épuiser les formes d’inspiration à la fois variées et de plus en plus lyriques de la chanteuse. Son « je » de canteuse moins abrité derrière les prénoms de personnages imaginaires, elle tend à incarner tour à tour les miroitants reflets de toutes les féminités.
La chanson selon Anne Sylvestre relève ainsi de cette fluide alchimie qui transmute une émotion singulière, la sienne, en onde propagée, charme, rire ou révolte. Cette ambition de s’inscrire dans la durée, en future classique, est d’ailleurs revendiquée par la chanteuse dans son album de 2000, Partage des eaux : « Que les lettres d’amour » y exprime son souci d’éviter « que ma chanson à peine écrite [soit] démodée ».
Un art du passage en somme, à l’aune de l’inspiration d’Anne Sylvestre, tout en propagation d’ondes, des sources champêtres aux eaux miroirs. Car, de Porteuse d’eau à ses albums des années 2000, Chemins du vent ou Partage des eaux, si le décor change, règne une même fluidité. Une fluidité mélodique : l’art de donner un air – porté par les « chemins du vent » – à cette « langue de l’eau » que chante « Le Lac Saint-Sébastien ». Une fluidité narrative aussi : au début, de limpides récits centrés sur des prénoms plutôt désuets (« Philomène », « Jeannette ») ; plus tard résonne et se propage le concret du personnel à valeur universelle (« Si mon âme en partant », « Sur mon chemin de mots »). D’une chanson à l’autre, Anne Sylvestre promène ses auditeurs au miroir des expériences, au fil du temps, depuis l’heure des séductions exigeant la liberté (« Madame ma voisine », 1960 ; « La Femme du vent », 1962) jusqu’à celle de l’acceptation de soi-même (« Carcasse », 1981). Fluidité des rencontres aussi, dans une œuvre où toujours s’affirme le goût des portraits dialogués, qu’il s’agisse de propos aux miroirs (« Très gentille et désespérée »), ou de prénoms en couple, comme « Mariette et François » ou peut-être sa chanson fétiche, « Lazare et Cécile » :
On aurait voulu peut-être
Voir Cécile dans l’étang
Et sur la branche d’un hêtre
Trouver Lazare pendant
Sans gêne on aurait pu suivre
Leur cortège en soupirant
Mais ceux que l’amour délivre
Préfèrent s’aimer vivants
On dit que Lazare et Cécile
Se sont mariés cette nuit
Dans la lumière fragile
Des heures d’après minuit
On dit qu’au creux de la mare
La Lune en deux se brisa
Formant deux anneaux bizarres
Qu’ils se glissèrent au doigt
Cette fluidité se décline donc en autant d’effets de complicités, le plus souvent féminines, oscillant entre humour vachard et attendri (« Frangines », « La Reine du créneau ») et autant de métamorphoses, d’un personnage à l’autre, comme cet autoportrait en perpétuel mouvement de « Comment je m’appelle » ;
Quand j’étais petite et que j’étais belle
On m’enrubannait de ces noms jolis […]
Quand je fus plus grande hélas à l’école
J’étais la couleur de mon tablier […]
Quand je pris quinze ans […]
J’étais la moche et j’étais la ronde
J’étais la pleurniche et la mal lunée
Toujours de multiples visages : autant de facettes à la fois de la pudeur et d’une vitalité que n’ont jamais emprisonnée les étiquettes. Avec ses vers et ses mélodies classiques, évidents à comprendre, à retenir, à fredonner d’emblée, entre intemporalité et prise de position politique, insaisissable, fluide et toujours à l’écoute, Anne Sylvestre s’avère ainsi sorcière et sourcière à la fois…
Évolutions et transfiguration après 1980
Barbara, la chanteuse mythique de l’Écluse avec sa scène minuscule et ses quatre-vingts spectateurs au maximum, a certes élargi très nettement son public en remplissant l’Olympia à la fin des années 1960, et en composant un « Aigle noir » diffusé à grande échelle sur toutes les ondes. Elle a pourtant pris du recul ensuite, annonçant un temps son adieu à la scène, multipliant les expériences de comédie musicale ou de cinéma : sans être absente (elle enregistre plusieurs disques), elle n’occupe plus le premier plan dans la chanson des années 1970. L’extraordinaire succès qui accompagne son retour en scène en 1981 mérite donc qu’on s’y intéresse. Il manifeste tout d’abord une forme de révolution dans l’approche scénique de Barbara : l’égérie de la Rive Gauche et des chansons intimes, comme murmurées à l’oreille de ses spectateurs, aborde cette fois une tout autre esthétique. Elle chante à l’Hippodrome de Pantin, une salle de 2.200 places qu’elle remplit vingt-cinq soirs de suite à l’automne 1981 (soit plus de 50.000 spectateurs !). S’y noue une relation passionnée avec un public qui ne va ensuite cesser d’augmenter au fil des ans, et qui, s’il inclut les fidèles de la première heure, représente surtout une nouvelle génération, très rajeunie. Il suffit de regarder les vidéos tirées de cette série de concert pour comprendre la ferveur qui s’est déployée ces soirs-là, non plus dans un espace intime, mais dans le volume a priori froid d’un chapiteau et de sièges plastiques. Barbara chantera sur scène jusqu’en 1994 sans que jamais cette ferveur presque sacrée décline. Pantin 1981 s’avère donc une rupture, une transfiguration, dans une carrière qui bascule : l’auteur-compositeur-interprète Rive Gauche devient Diva. Jusqu’à sa mort, en 1997, elle jouira goulument de ce nouveau rôle.
Diva d’une génération, Barbara assume d’autant plus consciemment ce statut qu’elle compose pour ces concerts une chanson, Regarde, qui fixe pour son public le changement de perspective qu’a opéré l’arrivée de la gauche et de François Mitterrand au pouvoir en mai :
Regarde
Quelque chose a changé.
L’air semble plus léger.
C’est indéfinissable.
[…]
Un homme,
Une rose à la main,
A ouvert le chemin
Vers un autre demain.
Le public comprend : il lance applaudissements et clameurs à chaque évocation de cet homme à la rose, hommage à la fameuse marche de Mitterrand, juste élu, vers le Panthéon. Barbara, chanteuse jusque-là dentellière en états d’âme et frémissements intimistes devient dès lors l’étendard flamboyant de cette jeunesse qui a voté pour la première fois depuis la majorité à 18 ans, un public qui avait acheté ses disques mais ne l’avait encore jamais vue en scène. La Dame en noir peut donc libérer sa chrysalide sans crainte des nostalgiques : si elle conserve sa couleur noire fétiche pour ses vêtements, elle quitte souvent son piano, n’hésite pas à en jouer debout, pieds nus et recouverte parfois d’un châle à rayures rouges. Et si elle a déjà composé en 1965 « Ma plus belle histoire d’amour » après son succès à Bobino, elle écrit une nouvelle déclaration pour son public avec « Pantin », qu’elle interprète le soir de la dernière :
Pantin espoir, Pantin bonheur,
Oh, qu’est-ce que vous m’avez fait là ?
Pantin qui rit, Pantin j’en pleure,
Pantin, on recommencera.
Pantin merveille, Pantin miracle,
Oh, mille Pantin étoilés,
C’est l’amour dans la lumière
Et pleurs dans leurs doigts, cachés.
Pantin folie, Pantin vaisseau
Au bout de nos cœurs étoilés,
Nous avons planté des soleils
Plus flamboyants que des étés.
Elle-même dansante, pantelante, palpitante, offerte, généreuse, impudique, entre alors en communion avec son public, qui refuse de la laisser partir, continue à chanter, naturellement, sans concertation, « Une petite cantate » une fois le rideau baissé. Ce n’est pas à un énième phénomène de fans qu’on assiste alors, mais à un véritable acte d’amour partagé entre Barbara et son public à son tour devenu chanteur. Car Barbara se remet à chanter derrière le rideau, relaie « La petite cantate », le rideau s’ouvre alors, et le jeu amoureux se reproduit pour une reprise de « Dis, quand reviendras-tu », amorcée par le public et ensuite interprétée par Barbara seule au piano avec les spectateurs pour les chœurs, imprimant eux-mêmes un rythme ralenti et alangui à la chanteuse qui finit en larmes, la tête dans les mains. Il s’agit bien de noces célébrées en public, où Barbara réussit l’incroyable alchimie de nouer avec ces salles immenses la même intimité délicate que dans l’espace réduit des cabarets de ses débuts.
Avec cette métamorphose de 1981, Barbara s’installe à la fois dans la continuité de son œuvre commencée dès les années 1950, et dans un changement d’échelle. Elle accède, dans la foulée d’un changement politique dont elle a su capter l’intensité émotionnelle et l’enjeu générationnel, à une aura et à un public considérablement élargi. Elle appartient dès lors de plain-pied à la catégorie des grands chanteurs populaires, où, en tant qu’auteurs-compositeurs-interprètes, ne trônaient jusqu’alors que des hommes. Les treize années qui suivent seront une succession de célébrations amoureuses entre l’artiste et ses adorateurs, même si parallèlement, les capacités vocales de la chanteuse se dégradent. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer la version originale de « La petite cantate » avec sa fluidité flûtée et ses riches harmoniques, à sa version de 1987, voix cassée, voilée désormais cantonnée dans les graves, ou, trois ans après, d’entendre le souffle de Barbara susurrant les paroles d’un « Aigle noir » qu’elle n’articule presque plus en 1990, ce qui n’empêche en rien l’enthousiasme d’un public enamouré.
La chanteuse est désormais la personne offerte en scène à l’adulation d’officiants, à la fois auteur de chansons que tous connaissent intimement et icône dont la seule présence renouvelle la magie d’une communion. Barbara sait y transfigurer en grâce ses maladresses et ses fêlures, qu’elle ne cherche pas à masquer. Sublime, incandescente, et en même temps fragile, voix délabrée, la chanteuse propose une fois en scène un culte à nul autre pareil où son univers musical et son écriture à la féminité arborée instaurent une relation où, par-delà la réussite esthétique de son œuvre, toujours vérifiable sur les disques, c’est l’échange émotionnel que le public, autant que l’artiste elle-même, viennent chercher pour s’en enivrer.
Durant cette période, Barbara crée une comédie musicale, Lily Passion, en duo avec Gérard Depardieu, et quelques nouvelles chansons, mais n’enregistre un nouvel et ultime album qu’en 1996, avec de nombreuses collaborations, de Jean-Louis Aubert jusqu’à Guillaume Depardieu : une sorte de testament, avec une voix toujours plus déclinante et alors qu’elle a déjà dû renoncer à la scène. La trajectoire qui fut la sienne après 1981 est donc tout à fait étonnante : un déclin strictement esthétique combiné à une adoration publique inversement proportionnelle aux capacités vocales de la chanteuse – et qui éclaire rétroactivement, dans sa dynamique de partage mémoriel, toute la partie antérieure de l’œuvre de Barbara, ainsi indirectement ancrée dans l’imaginaire de cette génération devenue adulte durant les années 1980, sous les auspices chantées par Barbara de Mitterrand, du SIDA, des prisons surpeuplées, et des solidarités à rêver…
Quant à Anne Sylvestre, l’ancienne « Brassens en jupon », si très vite c’est sa veine féministe qui s’est avérée la trame de ses morceaux marquants des années 1960 et 1970, comme « Non, tu n’as pas de nom » ou « Une sorcière comme les autres », – avec des orchestrations très variées, assurées très souvent dès 1963 par le même musicien que pour Jacques Brel, l’ancien prix de Rome François Rauber –, sa guitare demeurait en revanche son principal partenaire scénique. Elle était ainsi campée dans une pure esthétique Rive Gauche, dont elle entreprit de se libérer en même temps que se faisait jour la nécessité pour un chanteur non seulement d’interpréter sur scène ses chansons, mais d’en proposer un spectacle.
Pour Anne Sylvestre, la métamorphose se matérialise en 1985, lorsqu’elle décide d’abandonner sur scène la guitare à laquelle on ne manquait de l’associer. Libérée, la chanteuse entame alors une forme de seconde carrière. Son inspiration textuelle et musicale n’a pas changé, mais son rapport au public et son occupation dynamique de la scène lui permettent alors, après pourtant déjà près de trente ans de carrière, de s’inventer un nouveau style, inflexion sensible dans cet album de 1985, où la pochette la montre désormais cheveux courts, ayant renoncé à sa frange et ses cheveux sur l’épaule qui donnaient une certaine âpreté très « nature » à son visage des précédents disques. Un charme semble s’assumer, une certaine sophistication même, jusqu’au noir et blanc de la photographie, et dont témoignent les compositions de l’album. Le classicisme et la pudeur d’une écriture toujours fluide y font alterner avec entrain des morceaux consciemment littéraires et des moments de jubilation théâtrale, comme le montre ce contraste entre la chanson titre, « Écrire pour ne pas mourir », avec son crescendo anaphorique et son jeu sur les niveaux de langue :
Écrire pour ne pas mourir
Écrire, grimace et sourire
Écrire et ne pas me dédire
Dire ce que je n’ai su faire
Dire pour ne pas me défaire
Écrire, habiller ma colère
Écrire pour être égoïste
Écrire ce qui me résiste
Écrire et ne pas vivre triste
Et me dissoudre dans les mots
Qu’ils soient ma joie et mon repos
Écrire et pas me foutre à l’eau
et, à l’autre bout de l’album, la truculence vacharde d’un féminisme aussi susceptible d’autodérision dans « Les Blondes » :
On n’est pourtant pas repoussante
On s’est épilé les mollets
On a l’incisive éclatante
L’œil crayonné, les ongles faits
[…] On se met dans tous nos états
Pour émerger un peu du tas
C’est alors qu’arrive une blonde
En deux secondes
Le ciel s’obscurcit
[…] Plus personne qui nous réponde
Ils sont là qui lui font la haie
Toujours, il arrive une blonde
Et on la hait
C’est Feydeau juste après Aragon : un mélange assumé des couleurs et des tonalités que l’abandon de la guitare permet d’exploiter scéniquement. La fluidité des compositions d’Anne Sylvestre trouve désormais écho dans la mobilité physique de la chanteuse et dans la dynamique des facettes humaines qu’elle continue d’explorer, au fil des albums. Des modèles de drôlerie comme « Les grandes balades » ou « La reine du créneau » y témoignent d’un art de caricature grinçante et tendre à la fois, cependant que des morceaux comme « Roméo et Judith » parviennent en 1994 à universaliser le drame des persécutions antisémites à travers une réécriture lumineuse de la trame shakespearienne :
Tu ne comprends pas Roméo
J’ai la tristesse sous la peau
Le sang de mon peuple s’indigne
Et je ne peux pas oublier
Que tu descends en droite ligne
De ceux qui l’ont persécuté
Mon amour me semble parjure
Et je sens bien que la blessure
Ne guérira pas de sitôt
Cette poétique du politique résonne bien loin du dégagement bonhomme d’un Brassens ! Au fil des ans, l’œuvre d’Anne Sylvestre s’étoffe donc, avec comme pierres de touche des albums-clés qu’en 2000 puis en 2003 elle bâtit autour de deux éléments pivots de sa fluidité revendiquée : Partage des eaux et Les Chemins du vent. Parallèlement, de « Roméo et Judith » jusqu’au « P’tit grenier », Anne Sylvestre parvient enfin à découvrir plus directement les fêlures de son intimité, en particulier cette blessure familiale d’avoir eu un père (toujours cette figure paternelle !) collaborateur actif sous le régime de Vichy, et emprisonné durant de longues années après-guerre. Elle décline ainsi le double thème de la culpabilité et du dépassement des haines, soit en superposant la légende des amants de Vérone à la tragédie des enfants de la Shoah confrontés à ceux de leurs bourreaux :
Empêchons que ça recommence
Je ne suis loup que de naissance
Je ne le suis pas dans le cœur
soit par l’évocation des enfants juifs survivants cachés durant la guerre :
Ainsi se passait votre enfance
Sans nouvelles de vos parents
Vous ne mesuriez pas la chance
Que vous aviez d’être vivants,
Un écho contemporain de cette préoccupation pour les enfants otages résonne encore dans sa récente (2003) « Berceuse de Bagdad » :
Mon petit quel est ce monde
Où les sirènes répondent
Aux premiers cris d’un enfant
Ne cessant d’inventer et d’éviter toute répétition, aux prises avec l’actualité, mais sans jamais s’y borner, grâce peut-être à son exigence d’universalité classique, la chanteuse peut, fait rare (quand tant d’autres multiplient les adieux à rallonge), fêter en 2008 son jubilé, soit ses 60 ans de chansons, au travers de soirées parisiennes à guichets fermés, puis de tournées renouvelées : elle y dessine un sillon ferme, une trace personnelle et en même temps partagée – ce dont attestent les nombreux jeunes artistes, hommes et femmes, qui aiment à jouer en scène avec elle en revendiquant sa filiation. Car la marque d’Anne Sylvestre, aujourd’hui en 2017 comme déjà en 1957, c’est d’être actuelle et créative tout en s’inscrivant sciemment dans notre patrimoine esthétique – classique. En témoigne encore le récent album (sorti le 22 avril 2013), Juste une femme, où l’acidité du trait est à son plus aigu pour tisser avec sa chanson « Violette » le décapant d’un portrait plein de chair à son souci constant d’une expression au plus fin, tant pour sa propre plume que dans l’exigence du rapport aux autres :
Et elle a côtoyé des hommes
Celui qui la couve des yeux
C’est pas non plus un p’tit monsieur
Il mérite le respect tout comme
Violette c’est pas une petite dame
Elle a vécu sa part de drame
Et si un jour elle doit tomber
Quand vous la tiendrez dans vos griffes
Comprenez qu’elle se rebiffe
Vous qui viendrez pour la soigner
La fluidité mélodique est toujours aussi évidente, tout comme la théâtralité du chant que relaie l’orchestration, jusque dans les jeux des dernières notes de la chanson, juste après la chute verbale – « C’est pas une petite dame, Violette ! » – : comme une façon de ne pas finir, ou de dédramatiser la fin de la chanson comme celle d’une vie. Refusant tout autant l’appellation condescendante de « petite dame » que celle de « petit monsieur », l’œuvre s’avère une fois encore au service d’une vision féministe de l’humanisme, d’une résistance aux indignités. La voix d’Anne Sylvestre se charge ainsi, d’une émotion à l’autre, de tendresse, de révolte, d’empathie ; elle alterne en quelques vers le chaud, le vibrant, le tremblé, avec le mordant : voix de femme, voix des femmes, voix d’exigence, voix d’auteur.
Deux chanteuses contemporaines donc, mais aux parcours vite divergents malgré des débuts parallèles. Anne Sylvestre, toujours voix de femme, toujours classique quoiqu’en perpétuel renouvellement ; Barbara, d’abord interprète des hommes derrière son piano de L’Écluse ; puis la star envoûtante, la dame en noir, le piano noir, l’aigle noir… Pantin… Barbara voix agile, acrobate, intrépide, voyageuse, de « Göttingen », d’« Au Bois de Saint-Amand » ou d’« Une petite cantate » ; Barbara essoufflée, voix cassée, Châtelet…
Anne Sylvestre sublime ses fêlures, fédère et incarne les révoltes de sa génération, femme de son temps. Elle émeut, mais avec clarté ; Barbara, incantatrice des fantasmes de nos paradis perdus, paradis pourtant incarnés dans les filets de sa présence vocale, dans l’élan de leur désir assumé, Barbara nous installe d’emblée, physiquement, au sein d’un mystère : le mystère d’une déchirure mise en scène entre désir et réel ; le mystère du comment incarner, du comment rendre visuelle, palpable, audible, une dimension qui néanmoins nous échappe ; le mystère du corps d’un sacré, rétif à toute finitude corporelle. Barbara « écartelée » par le chant de son « Soleil noir » ; « Lily passion » incarnant cette Passion déjà assumée 2000 ans auparavant par un homme ; corps en doute, en déroute, en détours et atours amples et noirs, pour dialoguer avec notre temps au fil de sa perpétuelle réinterprétation d’un affleurement du sacré dans un corps en souffrance. Une voix déchirante, féminine et barbare, Marie-Madeleine métamorphosée en Circé pour nous rejouer l’éternelle Passion.
Pour Barbara, règne une esthétique du frôlement, toujours au bord de la chute pour mieux caresser ses auditeurs de ses déplacements d’airs. Pour Anne Sylvestre, une fêlure voilée que résume peut-être un vers de sa chanson « Violette » : « Comprenez qu’elle se rebiffe », où se mêlent ses deux pôles de tendresse et de mordant. Un art du faire comprendre pour l’une, de doux ensorcellements à rebours des deuils pour l’autre.
Deux esthétiques abouties.
Barbara / Anne Sylvestre, au Panthéon des ACI, ces deux chanteuses ne sont pas des « petites dames ».
[1] Anne Sylvestre, entretien avec Fred Hidalgo, Paroles et musique n°1, édition de l’Araucaria, juin-juillet 1980.