Catherine Rudent
catherine.rudent@paris-sorbonne.fr
Abstract
Dans les chansons en français, quelques procédés poétiques ont un rôle majeur. Parmi eux, rimes, assonances, et anaphores sont omniprésentes. Jouant sur la répétition de phonèmes, elles sont d’essence linguistique et textuelle, leurs jeux au croisement entre signifiant et signifié étant très divers. S’offrant comme le retour de sonorités identiques, elles sont aussi un fait sonore musical, car elles s’agencent en fonction de la « phrase » musicale, et combinent leur force d’organisation sonore avec celle des grammaires musicales (mélodiques, formelles, rythmiques). Mais elles sont aussi un fait sonore vocal, la prononciation et le chant de tel son (vocalique ou consonantique) plutôt que de tel autre n’étant pas équivalente et colorant la voix de manière différente (sons antérieurs ou postérieurs, sons nasals, consones sourdes ou sonores…). Ces trois procédés dans les chansons en français sont donc situés à la conjonction entre texte, musique et voix et contribuent à leur fusion.
Que veut-on dire précisément quand on dit « chanson poétique » ? À quels signes reconnaît-on une chanson poétique ? Nous sommes tous à peu près sûrs que les chansons de Léo Ferré sont poétiques ; de même pour les chansons de Georges Brassens, de Claude Nougaro, pour une partie de celles de Serge Gainsbourg. Nous pensons généralement que « Musique » de Michel Berger n’est pas particulièrement poétique, ni « La poupée qui fait non » de Michel Polnareff. Mais les avis seront sans doute plus partagés pour « Je suis malade », le grand succès de Serge Lama dans les années 1970, ou « Les mots bleus », celui de Christophe. Sont-elles des chansons poétiques ? Sans aller nécessairement jusqu’à trancher cette question, quels critères pouvons-nous au moins imaginer qui permettent d’y réfléchir et d’en débattre ?
Je prendrai pour point de départ de ma réflexion un passage de Qu’est-ce que la littérature ?, où Jean-Paul Sartre discute la différence entre poésie et littérature. Il présente ce qui constitue à ses yeux la spécificité poétique ;
[Q]uand le poète joint ensemble plusieurs de ces microcosmes [les mots], il en est de lui comme des peintres quand ils assemblent leurs couleur sur la toile ; on croirait qu’il compose une phrase, mais c’est une apparence ; il crée un objet. Les mots-choses se groupent par associations magiques de convenance et de disconvenance, comme les couleurs et les sons, ils s’attirent, ils se repoussent, ils se brûlent et leur association compose la véritable unité poétique qui est la phrase-objet. (Sartre 1948, p. 22)
C’est pourquoi dans le poème, « l’émotion est devenue chose, elle a maintenant l’opacité des choses. […] Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités. » (Sartre 1948, p. 24)
Ces considérations sont d’une grande force et de plus elles relient poésie et musique, puisque les « mots-choses » sont « comme les couleurs et les sons ». Mais elles expliquent ce lien d’une manière renouvelée ; d’habitude on considère que la poésie est musicale parce qu’elle s’appuie sur les sonorités des mots en plus de la recherche d’effets de sens – d’où la valeur poétique des structurations rythmiques, des assonances, des allitérations, et bien sûr des rimes et des rimes intérieures. Mais l’idée de Sartre est un peu différente ; en poésie, le mot est « chose », ce qui ne signifie pas seulement qu’il est son et qui n’oppose pas platement le son au sens. Si les mots en poésie « s’attirent et se repoussent », dans des relations de « convenance et de disconvenance », cela ne s’effectue pas nécessairement sur le plan de leur sonorité, mais bien à tous les niveaux imaginables ; leur signifié en fait partie. Cela dit, ces niveaux imaginables ne sont pas donnés par Sartre, qui s’en remet à notre interprétation et sans doute aussi à notre expérience de lecteur de poésie.
De ce fait, ces idées de Sartre s’adressent à notre sensibilité et à notre intuition et ne nous donnent pas toutes les clés pour élucider ce qui est poétique et ce qui ne l’est pas ; la part d’implicite, voire de subjectivité individuelle, y est trop grande. C’est pourquoi nous ne pouvons nous en servir comme critère pour discerner si un texte ou une chanson relève ou non du poétique. Comment savoir si dans « Je suis malade » ou dans « Les mots bleus » on a affaire à des « phrases-objets » ? Si l’on veut des points d’appui objectifs, ou du moins partagés, pour questionner la présence ou non d’un caractère poétique dans une chanson, il faut procéder autrement.
Je prendrai donc un deuxième point de départ pour réfléchir à cette question. Il me sera fourni par un constat, que j’ai pu faire en enseignant sur la musique des chansons et des musiques populaires phonographiques françaises de la deuxième moitié du XXe siècle ; dans cet ensemble (très disparate) de chansons, on remarque une surabondance d’anaphores (textuellement) et de séquences (musicalement). Je traiterai dans un deuxième temps de l’aspect musical, me penchant d’abord sur la présence, textuelle, des anaphores. Partant de l’idée que le travail textuel révélé par l’anaphore est en soi un trait poétique, j’en déduis que les chansons poétiques sont bien plus nombreuses qu’il n’est d’usage de le penser.
D’après Littré, l’anaphore est la « répétition du même mot en tête des phrases ou des membres de phrase » (Dupriez 1984, p. 46), mais on peut aussi la définir comme la répétition d’un syntagme (Aquien 1993, p. 54). Cette figure de rhétorique pourrait bien être un objet central de la chanson française poétique, et central en un double sens. D’abord parce que les anaphores sont surabondantes dans l’ensemble des musiques populaires en français à cette période ; mais aussi parce qu’elles sont très similaires à toutes sortes d’autres procédés qui, eux aussi, y abondent ; nommément les épiphores, les rimes, les énumérations rimées, les refrains, et ce que j’appelle les « chansons à quadrillage » (Bonnet 2013, pp. 115-134). Il est en réalité difficile de trouver une chanson où ne figurent pas plusieurs de ces procédés, et cela dans des cadres historiques, culturels et musicaux fort distants ; « Je chante »[1] de Trenet a le même fonctionnement anaphorique que « Musique »[2] de Michel Berger, et pourtant il ne vient pas à l’idée, d’ordinaire, de rapprocher ces deux chansons. Mais toutes deux prennent solidement leur élan en s’appuyant sur l’énonciation initiale[3] et brève de leur titre, pour déployer à sa suite paroles et musique, qui semblent n’en être que le développement et comme la déclinaison, sur un triple plan sémantique, vocal et musical. Cette énonciation initiale du titre est en outre mise en œuvre comme une anaphore, du début jusqu’à la fin de la chanson, si bien que finalement ce titre anaphorique est l’élément crucial sur lequel se structure toute la chanson – paroles, voix et musique.
Or les anaphores font l’objet d’une mise en musique par la répétition ; le même mot, redit au même point de la structure (le début d’un élément de la structure verbale) va en plus faire l’objet d’une réitération musicale (répétitions simples, variées ou transposées). Il y a donc, dans les anaphores de chanson, une triple régularité, et même une triple redondance ; celle d’un ou plusieurs mots (son et sens), celle d’un placement (initial) de ce mot dans le déroulement de la chaîne langagière, et celle des sons qui le portent (vocaux comme instrumentaux). La notion de crochet (hook) peut ici être utile ; avec cette identité remarquable que constitue l’anaphore chantée, l’écoute de l’auditeur ne saurait être qu’accrochée. Les deux exemples que je viens de prendre, « Musique » et « Je chante », illustrent parfaitement ce fait ; le profil mélodique en circonflexe (ascendant puis descendant) de « Je chante », renforcé par une cellule rythmique chaque fois identique, incluant une syncope d’influence jazz sur le « e » muet, constitue ce type d’accroche textuelle et auditive, aussi bien que les deux notes (tierce mineure descendante), elles aussi syncopées, de « Musique ».
Omniprésence des anaphores
L’anaphore est un procédé structurant omniprésent dans les chansons françaises du deuxième XXe siècle (à partir de 1945), d’où seront tirés ici la plupart de mes exemples ; chez Brassens (« Elle est à toi cette chanson »),[4] Gainsbourg (« Quand Marilou danse reggae »),[5] Louise Attaque (« Elle est pas »,[6] avec une énumération surabondante d’adjectifs ou de qualifications), ou Biolay (« Il n’y a plus »,[7] qui renforce par l’anaphore la structure énumérative et rimée de « Sans viser personne »).
En réalité, l’anaphore est tellement fréquente dans la construction de chansons en français qu’elle relève presque du tic. Alors même qu’elle constitue un procédé poétique – « chosifiant » les mots, pourrait-on dire du reste, à la suite de Sartre –, elle ne se cantonne pourtant pas à la chanson généralement considérée comme poétique ; on la trouve en évidence dans le répertoire de chanteurs de variétés aussi accessibles que Hallyday (« Que je t’aime »,[8] anaphore de « quand ») ;
quand tes cheveux s’étalent […]
quand l’ombre et la lumière […]//
quand ta bouche se fait douce,
quand ton corps se fait dur,
quand le ciel dans tes yeux […],
quand tes mains voudraient bien,
quand tes doigts n’osent pas,
quand ta pudeur dit non […]//
quand tu ne te sens plus chatte […]
quand ton premier soupir […]
quand c’est moi qui dis non,
quand c’est toi qui dit oui //
quand mon corps sur ton corps […]
quand on a fait l’amour
quand d’autres ont fait la guerre,
quand c’est moi le soldat
qui meurt et qui la perd
ou Michel Sardou (« Je vais t’aimer »,[9] anaphore de « à faire ») ;
À faire pâlir tous les marquis de Sade,
À faire rougir les putains de la rade,
À faire crier grâce à tous les échos,
À faire trembler les murs de Jéricho
La mise en musique (de Jacques Revaux et Michel Sardou) dans ce dernier exemple est celle d’une séquence, ou redite transposée, sur trois paliers ; la musique qui porte les anaphores est elle aussi organisée autour de différentes formes de répétitions, le texte et la musique agissant donc en convergence.
La mise en musique des anaphores
C’est une règle quasi-absolue ; l’anaphore, répétition textuelle, fait aussi l’objet d’une répétition musicale. Cela paraît logique quand le mot ou le groupe de mots sont en début de strophe, ou de couplet ; ceux-ci faisant l’objet par définition d’une mise en musique à l’identique, l’anaphore se trouve nécessairement située à un moment de réitération musicale. Mais quand cette figure est en début de vers, de phrase ou de membre de phrase (cas extrêmement fréquent), la musique pourrait en principe changer. Ce serait même intéressant pour apporter de la souplesse et du renouveau au matériau mélodique de la chanson. Or ce n’est très généralement pas le cas, et le retour verbal se solde par un retour (pourtant facultatif) musical. Une telle habitude implique une impression, caractéristique, de rétrécissement ou de piétinement du matériau mélodique ; il semble avoir du mal à s’écarter franchement de ce qui a non seulement déjà été entendu dès le début de l’entrée de la voix, mais aussi, souvent, été préparé voire énoncé entièrement, lors de l’introduction instrumentale. Dans le déroulement d’un couplet ou d’une strophe, l’abondance des anaphores dans le corpus évoqué a donc pour corollaire une abondance des redites musicales immédiates, de la durée d’une phrase ou d’une incise (membre de phrase musicale).
On peut trouver cette répétition musicale sous une forme pure et simple ; sur les mots « Faut qu’les » dans « Les joyeux bouchers » de Boris Vian ;[10] sous une forme transposée ; par exemple au demi-ton supérieur (en raison de la modulation qui affecte la fin de la chanson) en début de dernier couplet pour les mots « Il avait presque vingt ans » (« Le bel âge », de Barbara) ;[11] le célèbre titre-anaphore de Ferré, « Avec le temps »,[12] transpose la première présentation de ces paroles, qui ouvre la chanson, commençant sur un mi, et la hausse d’une quarte, pour les lancer à nouveau, en début de deuxième moitié de strophe, sur un la, ce qui correspond à un effort vocal supplémentaire. Ainsi se produit ce que l’on peut appeler un déploiement des moyens vocaux vers l’aigu, procédé qui symbolise fréquemment, en voix chantée, une augmentation de la tension expressive et de l’émotion du canteur.[13] La figure de rhétorique de l’anaphore retrouve, quand elle est ainsi haussée vers l’aigu, sur le plan musical et surtout vocal, les valeurs d’insistance et d’exacerbation de l’expression qui sont les siennes en littérature non chantée ;[14] Michèle Aquien rappelle ses « vertus expressives » et sa « valeur incantatoire » (Aquien 1993, p. 54).
D’autres formes de la répétition musicale sur des anaphores se rencontrent. Elle peut être assouplie par de menues variantes mélodiques qui n’empêchent nullement de reconnaître l’élément mélodique-rythmique comme « le même », ce que l’on pourrait qualifier de « quasi-identique » ; on trouve ces répétitions à peine variées dans « J’aime les filles » de Dutronc (mots du titre, initiaux dans la chanson, traités en anaphore) ; sur une cellule rythmique strictement reprise, nous entendons ces mots répétés sur trois patrons mélodiques distincts mais proches, tous d’ambitus étroit et partant tous de la même note, cinquième degré de l’échelle. Deux de ces trois patrons sont d’ailleurs presque identiques, car conjoints, chromatiques et descendants tous les deux. « J’ai dix ans », de Souchon et Voulzy,[15] confond elle aussi mots du titre, premiers mots des paroles et anaphore. Ce « J’ai dix ans » insistant est mis en musique sur un motif mélodique-rythmique à peine modifié, l’un construit sur un intervalle de tierce majeure, l’autre minorisant la même tierce, faisant ainsi entendre la blue note (degré mobile ici sur le troisième degré de l’échelle), un trait musical essentiel au positionnement esthétique de la chanson dans le paysage de la variété française à cette époque (sur ce point, voir Rudent 2011, p. 81-96).
Très souvent, la répétition musicale se fait au contraire avec des intervalles identiques, mais un décalage, à chaque itération, vers le grave ou vers l’aigu, à la manière de marches d’escalier ; ce procédé, que l’on peut décrire comme une transposition opérée plusieurs fois de suite, est celui qu’en musique on appelle séquence. « Les comédiens » d’Aznavour[16] propose une séquence très perceptible, sur trois niveaux successifs descendant par tierce pour organiser le refrain (par lequel la chanson commence). Cette structuration est soulignée à chaque nouveau degré par le mot « voir », qui constitue une anaphore imparfaite, dans la mesure où il n’est pas le premier mot mais le deuxième de la proposition initiale « Viens voir les comédiens, / Voir les musiciens, / Voir les magiciens […] ».
Variantes de l’anaphore ; l’épiphore
L’épiphore est le pendant et le symétrique des anaphores. Elle consiste en effet à finir les phrases ou les membres de phrases toujours par un même mot ou groupe de mots. On la trouve pour le mot « papillons » dans « La chasse aux papillons » ;[17] pour « dans mon jardin d’hiver » chez Biolay-Zeidel (« Jardin d’hiver »).[18] Même procédé sur les mots « Madame Robert », dans la chanson du même nom de Nino Ferrer,[19] en fin de couplets et en fin de chanson.
L’épiphore de « deux » dans la deuxième strophe de « Mon manège à moi » (Piaf)[20] est particulièrement sensible, en raison de l’interprétation vocale ; le mot n’est pas seul à être répété, c’est tout le choix de mise en voix qui se reproduit à l’identique. Le timbre, la dynamique – impliquant une identité du geste vocal au niveau du larynx – et, du côté des hauteurs, la manière d’attraper la note par en-dessous, puis de détimbrer et d’effacer la voix rapidement, chaque fois au même moment, c’est-à-dire quand elle arrive sur la « hauteur cible » (Lefrançois 2011, p. 31-32) ou note visée par le chant ; toutes ces particularités donnent au chant du mot « deux » une couleur très particulière et très repérable qui renforce, sur le plan vocal, la répétition lexicale.
Un autre /də/ célèbre et épiphorique figure dans « Je suis malade » (par Serge Lama) ;[21] le mot « malade », redit de nombreuses fois en fin de phrase musicale (et de membre de phrase verbale), fait l’objet d’une contre-prosodie ; du côté de la composition mélodique, le /də/, syllabe faible, est posée sur un temps et une valeur relativement longue, en fin de phrase, et surtout il fait l’objet d’un saut d’intervalle (quinte puis quarte) vers le haut, ce qui lui donne bizarrement un rôle d’appui mélodique. Ce choix musical paradoxal de la compositrice (Alice Dona) est renforcé par l’interprétation vocale, puisque Serge Lama fait un sort à cette note en coupant la voix entre « mala- » et « -de », cette dernière syllabe étant chantée au même niveau de dynamique que celles qui la précèdent, et finalement comme un mot à part entière.
L’anaphore proche parente de l’énumération
L’anaphore est symétrique de la rime parce qu’elle commence de la même manière là où la rime finit de la même manière. La rime est proche de l’épiphore, par conséquent, à cette différence près que l’épiphore répète un ou plusieurs mots, donc répète un sens en même temps qu’un son. La rime, en revanche, ne concerne généralement qu’une partie d’un mot ; elle rapproche par leur son final deux mots qui peuvent être très distants sur le plan de la signification. De ce fait, on peut la comparer à une agrafe ou à une couture bord à bord. En chanson, la saveur de la rime tient précisément souvent à sa capacité à rapprocher deux séries de significations en principe étrangères l’une à l’autre ; registres de langue chez Brassens (« Pénélope» / « salopes » ; « misérable salope » / « escalope »),[22] anglicismes et français chez Ferré (« pull » / « maboule » dans « Jolie môme »),[23] série d’événements sentimentaux agrafés par la rime, sur un mode humoristique et absurde, à une série parallèle et loufoque de types de papier chez Gainsbourg (« Les p’tits papiers »).[24]
En pratique, l’anaphore se combine souvent à la rime dans le cadre très structuré de l’énumération rimée. Dans les cas abondants de chansons sur énumération, en effet, l’anaphore permet de lancer chaque nouvel item de la liste en scandant clairement son apparition. Car « l’anaphore est […] un moyen naturel de créer des accumulations analogiques ou disparates » (Dupriez 1984, p. 46).
Or, dans le cas des énumérations « disparates », la rime joue un rôle symétrique à celui de l’anaphore ; elle clôture audiblement l’élément, mais elle souligne aussi la fantaisie et l’effet comique de l’énumération par sa capacité à coudre ensemble deux signifiés très éloignés l’un de l’autre, très « disparates ». Les exemples abondent ; prenons celui de « Nous voulons une petite sœur ».[25] La chanson dresse une liste fantaisiste de cadeaux de Noël, avec une anaphore sur « voulez-vous » et des éléments de liste se finissant à la rime (« un stylo qui tache les doigts », « un vase à fleurs presque chinois »), celle-ci se faisant parfois assonance (« un mouton qui frise » et un « coffret d’alcool dentifrice »). Les cadeaux énumérés sont des objets incongrus (« un pompier qui plonge et qui nage » et plus loin « un hippopotame à vapeur »). Quant à la mise en musique de l’énumération anaphorique rimée, elle repose sur les procédés déjà mentionnés ; redites d’une cellule rythmique caractéristique et abondante répétition, parfois transposée, d’un motif mélodique très repérable grâce à son grand saut d’intervalle initial (d’une sixte mineure descendante).
Le même procédé de l’énumération rimée est mis en œuvre dans la très célèbre « Complainte du progrès (les arts ménagers) » de Boris Vian et Alain Goraguer (1956), où les appareils imaginaires se succèdent, rimant entre eux, du « cire-godasses » au « repasse-limaces » et au « tabouret à glace », du « chauffe-savates » au « canon à patates » et à « l’éventre-tomates ». La musique est encore répétitive ici, et repose d’abord sur la redite (première énumération), puis sur la séquence (à partir de « une tourniquette / pour faire la vinaigrette »). Les énumérations rimées portent souvent sur des ensembles plus homogènes et prédéfinis, qui peuvent être des listes de prénoms ; Brassens (« La femme d’Hector », Philips, 1958) associe Pamphile à Théophile et Nestor à Hector, asseyant sa structure énumérative sur une cellule rythmique répétée et une séquence mélodique descendante ; Nino Ferrer (« Le Téléfon », Barclay, 1967) imagine un Anatole frivole et une Marie-Berthe experte. On trouve aussi de nombreuses listes d’animaux, qui renouent avec le genre du bestiaire ; Gainsbourg joue des noms rares de cris d’animaux dans « Sois belle et tais-toi »,[26] liste rimée où « Le chameau blatère / Et le hibou hue / Râle la panthère / Et craque la grue ». Le premier couplet de « Boum » de Trenet (1938) profite d’un détour par l’imagerie animale pour multiplier les onomatopées, ce qui lui fournit des rimes à la fois faciles et relativement inédites ; « La pendule fait tic tac tic tic / Les oiseaux du lac pic pac pic pic / Glou glou glou font tous les dindons / Et la jolie cloche dig ding don », et « Animal on est mal » de Gérard Manset (Pathé Marconi, 1968) utilise une strophe par animal, la rime jouant alors un moindre rôle dans la mise en musique de l’énumération ; « On a le dos couvert d’écailles / On sent la paille / Dans la faille / Et quand on ouvre la porte / Une armée de cloportes / Vous repousse en criant / Ici pas de serpents ».
Proximité de l’anaphore avec le refrain
À l’aboutissement de ces figures de la répétition, il y a bien sûr le refrain, dont l’anaphore est de fait cousine, parce qu’elle « crée des parallélismes, des refrains » (Dupriez 1984, p. 46). Dans le dictionnaire littéraire de Dupriez, Littré définit par ailleurs le refrain comme « mots répétés à chaque couplet d’une chanson » (Dupriez 1984, p. 390). Ses exemples de refrains (au sens littéraire donc, et loin de la chanson dont je traite ici) sont tirés de la « Chanson de la plus haute tour » de Rimbaud, qui « a deux couplets dont voici le refrain “Qu’il vienne, qu’il vienne / Le temps dont on s’éprenne” » et de R. Char (« Jouvence des Névons » dans les Matinaux), avec « des anaphores étendues, qui sont des refrains en début de strophe ; “Dans le parc des Névons/ Ceinturé de prairies,/ Un ruisseau sans talus,/ Un enfant sans ami / nuancent leur tristesse / Et vivent mieux ainsi. / Dans le parc des Névons / Un rebelle s’est joint […]”». Anaphore, refrain, chanson, sont visiblement étroitement liés dans le domaine de la poésie écrite et non chantée ; de ce fait, il est pertinent de considérer le refrain – en chanson chantée cette fois, celle dont je parle ici – comme un cousin et une extension des procédés de l’anaphore et de l’épiphore.
On peut ajouter à ces amplifications de l’anaphore la chanson quadrillée (Rudent, 2011) ; « La mauvaise réputation » de Brassens (Polydor, 1952) et « Laisse béton » de Renaud (Polydor, 1977) sont des exemples de ces chansons qui amplifient et compliquent le procédé de l’énumération rimée. Elles ne se contentent pas de respecter un schéma strophique donné, réglant la longueur des vers et les rimes, mais multiplient les éléments invariants d’une strophe à l’autre, si bien que la chanson entière se présente comme une espèce de déclinaison de la première strophe.
Finalement, l’anaphore est une figure qui coexiste et qui voisine avec les procédés poétiques les plus centraux de la chanson, et inversement, pourrait-on dire, avec les procédés les plus chansonniers de la poésie.
Voix, rimes et énumérations
Avant de conclure, faisons deux remarques qui concernent la mise en voix.
D’abord, on remarque dans plusieurs exemples d’énumérations rimées en chanson des formes de jubilation vocale ; il semble qu’il y ait un plaisir particulier à chanter ces scansions insistantes, rythmiques et mélodiques, avec ces mots souvent fantaisistes, disparates ou transgressifs suturés par la force de la rime. Ainsi Brassens, peu connu pour le déploiement d’effets vocaux, c’est le moins que l’on puisse dire, chante le refrain de sa « Ronde des jurons » (Philips, 1958) – avec sa rime sur « bleu » aux frontières de l’épiphore (« morbleu », « ventrebleu », « sacrebleu », « parbleu », « jarnibleu », « palsambleu ») – en soulignant vocalement certaines syllabes par de légers ornements, dont la plupart sont des appoggiatures, quelques-uns se rapprochant du mordant. Elles sont indiquées en gras dans ma transcription partielle et les lettres entre crochets indiquent les sections du refrain (structuré en AABA) où se trouvent les mots ornés ;
« les cornegidouilles » « palsambleu» [A]
« les nom d’une pipe », « sacristi» [A]
« les bigres » « crénom de nom » [B]
« saperlipopette » « pasquedieu » [A]
On peut aussi avoir cette impression de délectation ou de gourmandise vocale lorsque Katerine énumère des métiers dans « Louxor j’adore » (« les institutrices, puéricultrices, administratrices, dessinatrices […] »), son album Robots après tout (Universal, 2005) étant par ailleurs gorgé de chansons à énumérations. Sur celle de « Louxor j’adore », catalogue quelque peu aberrant et puéril, Katerine fait sinuer sa voix avec des inflexions chantées-parlées, respectant un rythme musical mais ne chantant pas de véritables notes, c’est-à-dire pas de hauteurs stables. Les intonations (déplacement de la voix entre grave et aigu) sont alors très capricieuses, recourant à un phonostyle caricatural de snob (Léon 1993, pp. 195-199) ou de folle (voir sur ce point Catherine Rudent, Lebrun 2012, pp. 109-119) qu’il outre à plaisir. L’énumération rimée se combine ici de manière évidente à la pitrerie vocale. Ce plaisir vocal de l’énumération me paraît rejoindre alors les tendances sous-jacentes de la description littéraire moderne évoquée par Philippe Hamon (1991, p. 9). À une pratique littéraire « classique » de la description, il oppose « une conception plus originale, plus moderne, où le détail est l’élément subtil d’un “effet de réel” » si bien que le « genre » descriptif se trouverait « monopolisé par les fonctions référentielles et non narratives du langage ». L’énumération dans de nombreuses chansons me paraît, comme la description « moderne » pour Hamon, correspondre à un
fonctionnement (et plaisir) autonome, en dehors même de toute fonction « réaliste » [et] dev[enir] l’exploration jubilatoire des dérives et des associations lexicales (Perec, Ponge, Robbe-Grillet), lieu de ‘collection’ de vocables. (Hamon 1991, p. 9)
Une deuxième remarque porte sur la mise en voix de la rime, de l’anaphore et des autres procédés énumérés dans cette étude ; on peut constater que, dans la chanson en français, elle tend à complètement négliger le confort vocal lyrique et à multiplier, à l’image de la langue française, les voyelles nasales et les « u » (/y/), sons peu favorables à la projection brillante et homogène de la voix chantée. Rappelons en effet que « le français comporte de nombreuses voyelles nasales, qui posent des problèmes d’émission chantée » (Zedda, Paolo, 1998). Or il s’avère que les rimes sur voyelles nasales sont particulièrement fréquentes chez Gainsbourg (« Comme un boomerang »,[27] « Variations sur Marilou » …)[28] et paraissent une modalité de plus de cet art du contre-pied et de la transgression qui le caractérise. On en trouve aussi chez Biolay, dans « La monotonie » et « Sous le soleil du mois d’août »[29] – cette dernière utilise de plus une rime en /y/, voyelle dont la prononciation tend la bouche et rend le chant inconfortable. Toujours dans l’album Rose Kennedy, « Novembre toute l’année » fait non seulement rimer des voyelles nasales mais, de fait, le lexique y est voisin de celui de « Variations sur Marilou », avec la proximité caractéristique d’ « absent » et d’« absinthe ».
Conclusion
Anaphore, épiphore, rime, énumération rimée, refrain, chanson quadrillée sont des procédés poétiques qui construisent les textes de chanson selon les schèmes de la redite variée et du parallélisme. Ils constituent des indicateurs pertinents du poétique en chanson.
Or, sur le plan musical, ces mêmes procédés sont aussi l’occasion de redites ; transpositions, légères variantes, séquences… utilisent ces mêmes schèmes de la redite, de la redite variée et du parallélisme.
Vocalement enfin, toutes ces redites textuelles-musicales donnent lieu à des phrasés, à des couleurs vocales bien caractérisées et elles aussi répétitives ; effets de phrasé de Piaf, de Lama, intonations discrètement ornées de Brassens, sinuosités vocales exagérées à plaisir de Katerine.
Ces redites variées sur les trois plans, textuel, musical et vocal, forment donc une certaine couleur stylistique, sonore, musicale et vocale, pour la chanson poétique. Ainsi il se trouve que tous ces procédés sont à la fois des marqueurs du poétique et en même temps, presque au contraire, des ficelles de création, susceptibles d’apporter secours à une inventio un peu faible. Par cette double nature de fantaisie et de cliché, d’originalité et de redondance, ils servent parfaitement le genre de la chanson, qui repose fondamentalement sur des redites textuelles et musicales. Car, comme je l’avais souligné il y a longtemps (Rudent 2000, pp. 95-121), le cliché a en chanson un rôle central, et positif, et peut même constituer une véritable signature stylistique. Finalement, ces divers procédés sont une combinaison parfaite entre redondance chansonnière et effet poétique, ce qui explique peut-être leur omniprésence d’un bout à l’autre du spectre des chansons françaises de la deuxième moitié du XXème siècle.
Bibliographie
Aquien, Michèle. 1993. Dictionnaire de poétique. Librairie Générale Française, Paris.
Dupriez, Bernard. 1984. Gradus. Les procédés littéraires. Union générale d’édition, Paris.
Griffiths, Dai. 2003. « From lyric to anti-lyric ; analyzing the words in pop song », dans Allan F. Moore (dir.), Analyzing Popular Music. Cambridge University Press, Cambridge, pp. 39-59.
Hamon, Philippe. 1991. La description littéraire. Éditions Macula, Paris.
Lefrançois, Catherine. 2011. La chanson country-western, 1942-1957 […], thèse de musique (dir. S. Lacasse), Université Laval (Québec).
Léon, Pierre. 1993. Précis de phonostylistique. Paroles et expressivité. Éditions Fernand Nathan, Paris.
Rudent, Catherine. 2013. « La ‘chanson à rime’ », dans Gilles Bonnet (dir.), La chanson populittéraire. Texte, musique et performance. Kimé, Paris, pp. 115-134
Rudent, Catherine. 2011. « Une intimité très médiatisée ; les paradoxes de ‘J’ai dix ans’ (Souchon – Voulzy) », Contemporary French Civilization, vol. 36 n° 1-2, pp. 81-96.
Rudent, Catherine. 2012. « Ironie corporelle et ambivalences physiques ; ‘Louxor j’adore’ de Katerine, dans la lignée d’une certaine chanson française », dans Barbara Lebrun (dir.), Chanson et performance. Mise en scène du corps dans la chanson française et francophone. L’Harmattan, Paris, pp. 109-119.
Rudent, Catherine. 2000. « L’analyse du cliché dans les chansons à succès », dans Anne-Marie Green (dir.), Musique et sociologie. Enjeux méthodologiques et approches empiriques. L’Harmattan, Paris, pp. 95-121.
Sartre, Jean-Paul. 1948. Qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, Paris.
Zedda, Paolo. 1998. « Linguistic variants and their effects on the singing voice », Australian Voice, vol. 4, <http://paolozedda.net/articles/linguistic%20variants%20australian%20voice.pdf> ; consulté en ligne (05.03.2017).
[1] De Charles Trenet et Paul Misraki, Columbia, 1937.
[2] De Michel Berger, enregistrée par France Gall dans Dancing Disco, WEA, 1977.
[3] Initiale pour « Je chante » ; dans « Musique », cela vient dès le début de la première strophe, mais elle est préparée par quelques phrases (texte et musique) à caractère introductif, à la manière d’un verse dans une chanson de Broadway.
[4] « Chanson pour l’Auvergnat », Philips, 1954.
[5] « Marilou reggae », L’homme à tête de chou, Philips, 1976.
[6] « Léa », Louise Attaque, Atmosphériques, 1997.
[7] « Sans viser personne », La superbe, Naïve, 2009.
[8] Paroles de Gilles Thibaut, Philips, 1969.
[9] Trema, 1976. Les paroles sont aussi de Gilles Thibaut.
[10] Écrite et créée sur scène par Boris Vian en 1955, musique d’Alain Goraguer.
[11] Barbara chante Barbara, Philips, 1964.
[12] Barclay, 1971.
[13] Il n’est sans doute plus nécessaire de rappeler que Stéphane Hirschi a proposé le terme de “canteur”, permettant de distinguer le personnage chantant de la personne qui chante (chanteur), de la même manière qu’en littérature narrative on différencie le narrateur, sujet du récit, et l’auteur.
[14] Voir les imprécations de Camille, dans Horace de Corneille, où le mot « Rome » est un exemple canonique de l’anaphore classique.
[15] Sur l’album Petite annonce (maintenant rebaptisé J’ai dix ans), RCA, 1974.
[16] Paroles de Jacques Plante, Barclay, 1962.
[17] Georges Brassens, Polydor, 1952.
[18] De Benjamin Biolay et Keren Ann Zeidel, interprétée par Keren Ann, La biographie de Luka Philipsen, EMI 2000 et par Henri Salvador, Chambre avec vue, Virgin Records, 2000.
[19] Le Téléfon (EP), Barclay, 1967.
[20] De Jean Constantin (paroles) et Norbert Glanzberg (musique), Columbia – Pathé Marconi, 1958. La troisième strophe récidive avec cette fois une épiphore sur « terre ».
[21] Dans Je suis malade, Philips, 1973. La musique est d’Alice Dona.
[22] Dans « Les trompettes de la renommée », Philips, 1962, et « Putain de toi », N° 3, Philips, 1954.
[23] Léo Ferré prononçant « poule », dans sa chanson « Jolie môme », Paname, Barclay, 1960.
[24] Écrite pour et interprétée par Régine, Pathé, 1965. Sur la rime dans la chanson, voir aussi Rudent 2013 et Griffiths 2003.
[25] Musique composée par Francis Poulenc entre 1934 et 1935, paroles de Jean Nohain, enregistrée entre autres par Agnès Capri en 1939.
[26] Gainsbourg, « Sois belle et tais-toi », Romantique 60 (EP), Philips, 1960.
[27] Écrite et composée par Gainsbourg pour Dani en 1975 et restée inédite jusqu’en 2001.
[28] L’homme à tête de chou, Philips, 1976.
[29] Benjamin Biolay, Rose Kennedy, EMI, 2001.